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Du motif au plan

J’inaugure ici une série de conseils d’écriture qui ne se veulent pas définitifs, mais peuvent au moins aider ceux qui parviendront à les utiliser. N’étant pas spécialiste de polar (mon domaine c’est la science-fiction), ni du scénario de films (discipline à part et soumise à des règles qui lui sont propres), je ne fais que partager une modeste expérience (deux nouvelles publiées ou en cours de publication, un roman terminé) en tentant de rassembler des éléments glanés au long de dix années passées à chercher sa propre voie. Pour ceux qui veulent se lancer dans l’écriture même, il est évident que vous en apprendrez plus dans les ateliers d’écriture, en tout cas sur le plan technique, mais, j’espère pouvoir poser les bases permettant à chacun de s’exprimer à sa façon.

Comme, en général, ce ne sont pas les idées de scénario qui manquent, je ne ferais pas l’injure d’en parler (pas directement), mais, à force de lire des nouvelles et des romans d’amateurs (ce terme n’est pas péjoratif, tout le monde commence par l’amateurisme), on se rend vite compte que le principal problème ne vient pas de là. Ce qui manque le plus à ces textes, c’est le motif et le plan. Donc, débutons par ce qui va rappeler à certains les pires années du lycée et de l’Université, mais qui constitue la base de tout récit.  

Le motif, la réalité et ses multiples reflets.

Ce que j’appelle motif, vous pourrez le trouver sous le terme de « problématique » ou de « plot » (de l’anglais signifiant intrigue), je préfère utiliser ce terme parce que son aspect « Modes et travaux de couture » est plus large que la simple question de l’intrigue. Dans sa version étroite, une intrigue c’est une situation et des personnages, c’est la justification de l’histoire. Par exemple, un homme, une femme, ils se rencontrent mais leur amour est impossible à cause du père, du supérieur, de la guerre, etc… Intrigue classique, certes, mais comme Hitchcock l’avait affirmé lui-même, beaucoup d’histoires se ramènent à : « un homme, une femme ». Sans intrigue, pas la peine d’écrire un scénario, vous décrivez ce qui sort de l’ordinaire, ce qui donne un aspect romanesque, comique ou tragique à la destinée de vos personnages. Ce sont de simples cuisiniers ? Faites qu’ils soient les témoins d’un meurtre en chambre froide, placez le tout sur un navire, et faites le percuter un iceberg, mélangez le tout, servez froid. Bien sûr, il existe des nouvelles sans intrigue, des nouvelles où l’atmosphère est bien plus importante que ce qui s’y passe, mais nous n’en sommes pas là, et si vous voulez vous y frotter, vous n’avez pas besoin de moi.

Donc, en quoi un motif est différent de la simple intrigue. Regardez des fractales, vous voyez un dessin, puis, en vous approchant, en détaillant, vous remarquez un autre dessin, reproduit à l’infini, mais toujours à l’identique. C’est le motif, une sorte d’écho particulier présent partout, visible nulle part sauf en s’approchant. Reprenons le cas de nos cuisiniers, histoire banale s’il en est (même si le navire s’appelle Titanic), quel peut-être le motif ? Qu’est-ce qui peut rendre cette histoire non pas banale, mais exemplaire ? Le meurtrier est une femme du monde, une mondaine, traitée en esclave par son mari, aussi riche qu’elle soit, elle n’est pas différente de ces cuisiniers sous les ordres de leur chef. Alors qu’ils ont tous les moyens pour tuer celui-ci, s’ils le voulaient (couteaux par exemple), ils ne le font pas, tandis que elle, qui n’en a pas les moyens, choisit la cuisine comme lieu du meurtre. Vous voyez le motif ? Les rapports maître/esclave, et le renversement des milieux sociaux.  

Petite digression

Pourquoi un meurtre ou une aventure nous émeut ? Pourquoi la conquête spatiale a soulevé les foules, que Landru est resté dans nos mémoires ainsi qu’Hannibal Lecter ? Parce que tous ces événements, bien qu’objectivement banals (envoyer une fusée en l’air ou tuer), sont subjectivement intenses et parlent à tous. Vous lecteurs, vous ne tuez pas comme Landru (je l’espère), mais vous pouvez être fascinés par le personnage, par son inhumanité, par sa puissance, que sais-je encore. Il y a un écho en chacun de nous, ces êtres et ces histoires témoignent de nos pulsions et de nos désirs. C’est la fonction de catharsis, qui permet à ces désirs de s’exprimer par le truchement de ces événements sans pour autant avoir de réalisation concrète. Vous ne participerez jamais à la conquête spatiale, ni n’irez sur Mars, mais les hommes et les femmes qui participent à cette aventure, le font à votre place, comme des représentants de l’Humanité dans sa totalité. Voilà pourquoi certains faits nous touchent plus que d’autres, parce qu’ils touchent à nos désirs et répulsions profondes, à nos tabous, etc… Certains sont particuliers à certaines cultures, certaines régions (si vous êtes Américain, Africain, Asiatique ou Européen, vous ne serez pas émus pas les mêmes choses, surtout lorsque cela à trait à la culture et à l’histoire), d’autres sont universels. Les grands écrivains manipulent ces données universelles, ces motifs qui touchent chaque individu en tout point de la Terre. Les bons écrivains tentent de s’occuper des motifs liés à leur culture, à la vie de leur époque, et le travail est déjà important. Les autres se contentent de raconter des histoires, de divertir, et ce n’est pas malhonnête, c’est même respectable. Ne choisissez pas votre camp, c’est votre sensibilité personnelle, votre vision du monde qui doit vous guider et non une volonté particulière.

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Donc, vous avez le motif, mais point d’histoire autour. Nos pauvres cuisiniers sont bien seuls dans leur cambuse ! Cette situation (une situation, un motif, point d’histoire) est la plus fréquente. Vous démarrez d’un point A, vous avez une vague intuition du chemin, mais il vous manque le point B, le point d’arrivée. Deux solutions s’offrent à vous : ne commencer à rédiger que lorsque vous avez le point B, ou commencer à écrire, en attendant le déclic qui vous permettra de terminer. Pour avoir expérimenté les deux techniques, je peux dire que chacune est aussi valable que l’autre, la deuxième à l’avantage de la souplesse, la première permet d’approfondir le motif. Toujours est-il, qu’à un moment où un autre, vous devez arriver quelque part ! Nos cuisiniers dénonceront-ils la femme de la victime, celle-ci arrivera-t-elle à s’en débarrasser avant, avec l’aide de son amant ? Dès que vous avez la fin, mettez là dans un coin de votre tête ou sur un bout de papier ou dans un fichier de votre ordinateur une fois pour toutes. Rappelez-vous cependant que la fin doit répondre à des impératifs.

Si j’ai insisté sur le motif, c’est que la fin doit en être l’apothéose. Même si c’est dramatiquement efficace, ne tuez pas vos cuisiniers avec le naufrage du navire, sans lien avec l’histoire. Ça s’appelle se débarrasser du bébé ! Le meurtre exprime le motif, la fin doit le faire aussi. Soit nos cuisiniers se taisent et obtiennent une place sur le canot de sauvetage à côté de la meurtrière, soit ils la dénoncent et elle se suicide dans la même chambre froide. Dans le premier cas, le motif est respecté : malgré les différences de milieu social, témoins et meurtriers se comprennent et les premiers pardonnent aux seconds. Dans le deuxième aussi : même s’ils se comprennent, les cuisiniers, de la même manière qu’ils respectent leur chef, respectent la Loi, à l’inverse, la meurtrière la transgresse une dernière fois. Le motif de départ n’a pas été abandonné et la fin dépend uniquement de votre façon de considérer les rapports entre les individus, les lois sociales et des sentiments.

Mon seul conseil, purement subjectif, c’est de toujours être juste avec les personnages. Considérez-les comme des êtres vivants, aimez chacun, même le plus abject, et donnez leur une fin qui soit conforme à ce qu’ils sont. Regardez le personnage d’Emma Bovary, dans le roman de Flaubert. Cette femme romantique, ayant rêvé de princes et de héros l’aimant passionnément ne se résout pas à vivre tranquillement avec son mari. A la fin, elle obtient ce qu’elle désirait : en se suicidant, elle réussit sa vie, elle meurt de manière romanesque. Difficile d’imaginer autre fin plus juste. Donc, que vous tuiez ou non vos personnages, éviter de le faire gratuitement, pour faire une fin heureuse ou malheureuse. Vos lecteurs ne vous le pardonneraient pas : justifiez donc votre fin.
Une fois que vous avez le point de départ de l’intrigue, le motif, et le point B d’arrivée, vous pouvez commencer le découpage de l’histoire (pour ceux qui n’ont pas encore trouvé le point B, le découpage doit être encore plus rigoureux). Ce découpage se nomme le plan.

Le plan, scènes et séquences.

Dans une nouvelle ou un roman, ou un scénario, vous ne laissez pas filer la plume sans guide : même le tisseur le moins précis utilise un canevas. Dans le cadre de l’écriture, ce canevas se découpe en scènes ou séquences, comme au théâtre. Dans une séquence, vous considérez les personnages qui entrent et sortent, leurs actions, leurs dialogues. Au début, ils entrent en interaction les uns avec les autres, il doit en sortir un résultat : soit on apprend un fait supplémentaire, soit l’un des personnages agit sur un autre, soit un événement extérieur perturbe l’assemblée et oblige chacun à s’exprimer. Nos cuisiniers sont interrogés par le policier sur le navire, l’amant de la meurtrière menace l’un des cuisiniers, le navire percute l’iceberg. La palette est si large qu’il est difficile de définir de manière exhaustive ce qui se passe dans une séquence. Souvenez-vous cependant qu’il faut découper chaque séquence en une entrée, un développement, une sortie, et qu’à la fin, l’histoire aura progressé d’un pas. Surtout dans le cadre d’une nouvelle, vous n’avez pas le temps de flâner en chemin, donc servez-vous du nécessaire et abandonnez le superflu. Si la servante à une aventure avec le quartier-maître, laissez-les tranquilles, chacun sa vie, si elle a une aventure avec l’un des cuisiniers, intéressez-y vous ! Mais ne compliquez pas inutilement.

Comment décider du découpage ? En général, le guide c’est l’unité d’action. Une fois que l’action qui justifie la séquence est terminée, vous passez à la séquence suivante. Vous avez besoin d’introduire de nouveaux personnages, de sortir du lieu où vous êtes, changez de séquence, mais rappelez-vous que chaque changement de séquence doit permettre de progresser dans l’intrigue. Par exemple, vos cuisiniers sont poursuivis par l’amant de la meurtrière, le policier interroge cette dernière, le capitaine se rend compte qu’il fonce sur l’iceberg et ne peut l’éviter, les marins organisent l’évacuation du navire, etc… Dans la première séquence, l’introduction mettra en scène les cuisiniers et l’amant, ce dernier sait que ce sont les témoins et leur annonce qu’il va les tuer, ils s’enfuient et il les suit dans les coursives, à la sortie de la séquence, soit les cuisiniers se retrouvent dans un cul-de-sac, avec l’amant s’avançant vers eux, l’arme à la main, soit ils se débarrassent de l’amant en le jetant par-dessus bord. Dans la scène avec le capitaine, à l’entrée de la séquence, on le voit avec ses seconds en train de regarder la mer, une situation « normale » pour un navire, puis arrive un message de la vigie ou du télégraphiste, informant de la position de l’iceberg (événement 1), discussion sur le pont, puis décision sur la direction (événement 2), constatation de l’inéluctabilité du choc et choc (événement 3), état des avaries et décision d’évacuer (sortie de séquence).

Une séquence peut contenir plusieurs événements, plusieurs actions (événements 1 et 3), mais toutes sont confinées à un seul lieu (on n’interrompt pas la séquence par la description de la vigie et de son rôle, ce serait l’objet d’une séquence à part entière contenant la découverte de l’obstacle). Une fois sortis de la séquence, la situation des personnages aura été modifiée, ou est en voie, à plus ou moins longue échéance, de l’être. Toute la difficulté consiste dans la répartition, le rythme de succession des séquences. Elles peuvent être de longueur égales, ou au contraire, très contrastées. Il n’y a pas de règle, encore une fois, tout dépend du motif et de la justification.

Si vous êtes surtout intéressé par la psychologie des personnages, les séquences seront plutôt longues, de manière à laisser du temps à chacun pour s’exprimer ; si c’est l’action qui prime, alors les séquences seront courtes. Le plus important, c’est de penser en termes de séquence ou de scène. Vous êtes au milieu des personnages et dans votre théâtre personnel vous les voyez entrer et sortir, se confronter, jusqu’à ce que les éléments s’agencent. Vous pouvez avoir une succession linéaire (chaque séquence est la suite directe de la précédente) ou de manière plus hachée (des séquences se déroulent en parallèle, en simultanée). Même si la tendance moderne, plutôt anglo-saxonne, est à l’action en simultanée, ne rejetez pas le plan linéaire d’emblée.

Dans le cas de nos cuisiniers, le plan linéaire est impossible, pourquoi ? Deux intrigues se déroulent en parallèle, pour se rejoindre à la fin : le meurtre dont sont témoins nos héros, le navire qui fait naufrage. La première intrigue est l’intrigue principale, la seconde constitue le décor, l’élément perturbateur supplémentaire. Il est peu probable que les cuisiniers soient à la fois témoins du meurtre et témoins de l’iceberg. Dans la situation qui est la leur, ils sont suspectés par le policier à bord et recherchés par l’amant de la meurtrière. Pour eux, le navire est un élément secondaire et ils n’ont aucun moyen d’y être impliqués. Donc, toute cette partie de l’histoire sera vue au travers d’autres personnages, en l’occurrence le capitaine et ses marins. C’est ce que l’on appelle, justement, le point de vue : qui parle, qui voit, qui fait. Je parlerai plus longuement de cette notion essentielle dans une autre chronique, mais, le point de vue est aussi un guide pour le plan et le séquençage. Lorsque vous changez de point de vue, vous changez généralement de séquence ou de scène. Ainsi, si vous vous intéressez aux pensées des deux cuisiniers, vous n’allez pas les interrompre par celles du capitaine inquiet pour son navire. C’est un autre point de vue. Il est possible de modifier les points de vue, mais, il est préférable de l’annoncer. Encore une fois, cela fait partie de l’expérience que de sentir le moment où ce changement est nécessaire.

En résumé, chaque séquence est un lieu narratif, impliquant un ou plusieurs personnages qui possède un début, un développement et une conclusion : c’est le motif dans le motif, pour reprendre l’image du fractal. C’est dans cette unité narrative que vous allez placer les éléments de l’intrigue. Chaque séquence peut être résumée en peu de phrases, et la conclusion finale de votre histoire doit découler de l’enchaînement des séquences. Cette conclusion doit être plus forte en intensité que le début. Ceci ne signifie pas que toutes vos histoires doivent se terminer dans une atmosphère d’apocalypse, mais que la fin doit faire évoluer vos personnages. Si vos deux cuisiniers retournent dans la cambuse après la découverte de l’identité du meurtrier sans en être affectés, vous pouvez le justifier comme élément comique, mais, dans le cas contraire, vous aurez usé de l’encre pour rien. Dans une histoire policière ou à suspens, il faut une fin, qu’elle soit morale ou non, peu importe, mais un meurtre doit, normalement, provoquer un bouleversement chez les personnages.

La fin doit porter le témoignage de ce bouleversement : les cuisiniers doivent être différents de la situation de départ. Étrangement, bon nombre de nouvelles et de scénarios pêchent par une fin bâclée ou hâtive, comme si l’auteur, épuisé par le développement, s’asphyxie au moment de rédiger les pages finales.

C’est moins vrai dans un roman, mais dans une nouvelle, la fin est essentielle, passez-y du temps, c’est l’apogée de votre travail. On verra qu’il existe de multiples façons de finir une histoire, mais pour chaque histoire, il ne devrait y en avoir qu’une seule. Si votre séquençage, votre plan est bien construit, si votre motif est bien défini et si vous êtes juste avec vos personnages, la fin sera évidente. Il m’est arrivé de prévoir une fin et de l’abandonner pour m’arrêter avant, simplement parce que l’histoire était terminée, que la séquence supplémentaire n’apportait rien de plus au motif.

C’est le dernier et le plus important conseil : ne soyez pas prisonniers de votre plan. Rappelez-vous, ce sont l’histoire et les personnages qui sont les plus importants, pas la mise en scène. Ce sont eux qui vivent, aiment et meurent, pas vous. Laissez-les suffisamment libres de leurs mouvements pour qu’ils vous surprennent. Votre plan est un guide, mais entre deux points, il passe une infinité de courbes. Vous détenez la maîtrise de l’intrigue, mais ce sont vos personnages qui la vivent, avec leur propre identité, leur propre logique, leur liberté est précieuse. Ne la cadenassez pas en vous conformant bêtement à un plan, même le plus original possible. Le lecteur doit « croire » à votre histoire, et ce sont les personnages qui le permettent, pas le plan. Aussi, c’est en définissant scrupuleusement les traits essentiels de vos personnages que vous donnerez vie à votre histoire. Mais ça, cela fera l’objet d’une autre chronique.